
La matière de l’art est un vecteur poétique dans l’espace et le temps. Peut on se fier à ses sens en ce qui concerne la matière de l’art? De ce qu’il faut toucher pour le comprendre, qu’a-t-il à offrir à la simple vue. Peut-on passer devant la matière en laissant notre regard simplement caresser la superficialité des oeuvres et avoir compris, au sens perçu, en profondeur et dans toute ses transversalités? J’entends par là les différentes connaissances relatives à l’oeuvre elle même comme son histoire, l’histoire de sa technique, l’histoire de ses restaurations et de ses voyages, la qualité de son exécution ou encore l’originalité dans son contexte historique, et tant d’autres aspects encore à connaitre avant de pourvoir affirmer avec certitude être en mesure de percevoir correctement. Quels autres sens requièrent certaines oeuvres pour être perçues? Je n’ai pas de réponse à toutes ces questions, en revanche je constate qu’il est possible de passer à coté de bien des merveilles sans les voir. Comme si les yeux n’envoyaient les informations qu’à une zone limitée du cerveau qui pratiquerait la rétention d’information, refusant au reste du corps de savoir ce que les yeux voient. Et j’en perçois des oeuvres, souvent, beaucoup, seule. Ce qui laisse libre cours à mon regard de choisir quand flâner et quand étudier, et souvent la matière m’interpelle. La question du regard est très importante car dans la perception d’une oeuvre il n’y a aucune règle du jeu, même si on nous dit que pour que le jeu optique fonctionne il faut regarder depuis un certain point, ou que pour comprendre il faut lire un livre, ou encore il faut porter des lunettes spéciale pour percevoir comme il faut. En plus de tout cela pour percevoir comme moi il faut être moi, tu verras autre chose au même endroit. Ainsi à modeler le portrait de la même personne, toi et moi sculpteurs réaliserions deux portraits différents qui se ressembleraient mais en aucun cas comme deux photographies l’une prise de l’oeil gauche et l’autre de l’oeil droit. La matière de l’art est ce qui supporte ce que l’on voit, le véhicule tangible, le contenant, le vecteur poétique. Pourtant… Avec le temps cette matière peut évoluer et offrir une perception différente, partielle, fragmentaire, et nous invite à une activité complémentaire à la simple vue. Nous devons ainsi compléter mentalement ce qui manque, ou pas. L’imagination qui sert le lecteur à imaginer un univers décrit par l’écrivain est la même devant une oeuvre. Devant la matière de l’oeuvre nous analysons le visible et notre imagination complète l’invisible, ou pas, et une autre machine cérébrale se met en oeuvre dans la perception. Il s’agit de l’analyse de la profondeur du support et de tout le témoignage qu’il contient, ou encore que son absence évoque. Si je vois le ciment dans l’affresco, le bois derrière le pigment, le marbre dans l’incarnato, c’est que je regarde avec autre chose que mes yeux. Dans ce cas précis, le matériau présent ou absent est une invitation à goûter avec ce sens inexistant pour entrer en la matière. Pour entrer dans le sujet je vais commencer par l’exemple de la peinture sur bois La Scapigliata de Leonardo conservée à Parme. Je l’ai regardée longtemps et je vous assure qu’il n’y a rien. Le tableau semble aussi vide que la poche d’un mendiant. Pourtant on peut la regarder des heures et essayer de comprendre mille choses. Elle est aussi immense que la voie lactée. Je ne sais pas si quelqu’un d’autre à eu la même impression car quand je lis ce qui est rendu public sur la Scapigliata, on parle d’histoire et d’éventuelle collocation, de style, d’identification, de description du visuel, de technique de la peinture, du Moto sur l’âme contenue dans l’oeuvre de Leonardo, mais personne ne parle de ce rien qui contient tout. Voilà ce qui se rapproche d’une définition du microcosme contenu dans le fragment, dans la trace, l’empreinte, tout autant que dans son absence. Le vide absolu entre une planche de bois et deux microns de matière, interstice propice à la conquête spatiale la plus passionnante, celle qui envahit l’esprit infini, de quoi couvrir des pages pour la décrire. Je vais faire un autre exemple avec la Sainte Catherine de la fresque de Vitale da Bologna conservée à la pinacothèque de Bologne. La fresque est très abîmée et offre ses entrailles rugueuses à qui veut bien les voir. On peut centrer l’attention sur la peinture encore perceptible, sur les traits et les signes dans le support, et tenter d’imaginer l’œuvre complète. Ou bien sur les zones comblées, les vides pleins de cette matière privée de vie artistique, prothèse inconfortable dont l’utilité est limitée à remplir l’espace sans l’animer. C’est rempli de rien, ou encore il n’y a rien dans la non-oeuvre, à moins que les zones non peintes composent un monochrome abstrait et contemporain entre les interstices du passé coloré. Comment définir cet espace plein de rien qui pourtant apporte une complémentarité indispensable à la sérénité de l’ensemble. Si je peux contempler l’originale Venere de Milo sans avoir besoin de voir ses bras, il me serait pénible de voir la Pietà de Michelangelo sans la restauration qui a fait suite à l’acte de vandalisme infligé il y a cinquante ans, et encore rien que de le savoir on ne peut la regarder sans éprouver une sorte de terrible peine qui s’ajoute à tous les autres sentiments qu’elle anime en nous. Le piège avec le marbre c’est que les zone incomplètement offrent différentes approches. Incomplet en marbre peut autant signifier l’absence d’un morceau manquant que l’absence de travail sur un morceau en trop. Ainsi du fragment résultant d’un saccage au fragment comme objet perdu, en passant par le fragment de vie trop courte pour se réaliser, le matériau offre mille lectures à qui sait le lire et surtout à qui laisse ses sens lui fournir matière à ressentir que la sculpture est faite essentiellement de temps. Le Non Fini en question, qui joue avec la lumière en l’accrochant à lui autant qu’il évoque la psychologie et le temps. J’ai par ailleurs joué avec ce concept en ramassant les fruits de la taille de mon marbre, les écailles et la poudre blanches, les étiquetants dans un bocal “fragments de temps académique 2022-24”, temps nécéssaire à la libération du “non-temps” contenu dans l’atemporelle oeuvre désormais visible. Il faudrait une thèse entière pour en parler, je vais donc me concentrer sur la superficialité du marbre et l’utilisation des outils, de la pointe dentée à la plus fine des limes grâce auxquelles la matière devient un instrument dans les mains du maestro. Oui, le marbre bien travaillé peut devenir un instrument encore plus que le réceptacle d’un concept. Ce qui rend les esclaves de Michelangelo aussi fascinants c’est la virtuosité plastique du non fini. Entendez vous cette musique? Elle vient du coeur de celui qui regarde. Ce silence? C’est le reste du monde autour. Même sans connaitre l’histoire de l’art aussi particulière de celle des Prigioni prévus pour la tombe de Giulio II, ni même avoir conscience du narratif de chacun d’entre eux, la matière nous interpelle par sa plastique et nous donne envie d’en savoir plus. Envie de toucher aussi, comme si voir ne suffisait pas. Peut-être est-ce personnel, mais le bronze ne se caresse pas comme le marbre. Le rapport à la matière de l’oeuvre d’art, tout particulièrement en ce qui concerne la sculpture, est un rapport de temps. Si l’artiste est mortel, il est le réceptacle temporaire de la vie. Il est par conséquent temporel, et logiquement, biodégradable, recyclable comme toute poussière d’étoile. Paradoxalement c’est la valeur de la vie qui compte avant tout, peut-être justement par ce qu’elle est limitée, fragile, exceptionnelle, unique, et à moins de ne croire autrement elle est non renouvelable. On peut ainsi mettre en parallèle ces deux notions, le recyclable et le renouvelable, pour comprendre à quel point chaque être est important car il est à la fois l’un et pas l’autre. Ne me parlez pas de la dématérialisation de l’esprit humain de son corps pour en faire un programme, l’intelligence artificielle n’est pas et ne sera jamais un substitut à une personne, qui plus est une personne exceptionnelle à l’esprit complexe. Restons dans le domaine de l’oeuvre d’art comme témoignage tangible de l’intérêt de l’homme pour le mystère, et pour aborder le rapport à la matière. Plus particulièrement à sa temporalité et à son a-temporalité pour ne pas prononcer le mot éternel dont la connotation sacrée pourrait à ce stade du sujet encombrer le raisonnement. La matière de l’oeuvre sculptée, ou modelée, sujet ô combien écologique et par conséquent politique, est le réceptacle tangible de la pensée de l’artiste. Il ne s’agit pas d’une dématérialisation de la pensée, mais de sa traduction dans un langage qui la libère de sa solitude et qui n’a d’autre finalité que d’être perçue par autrui. Le fait que l’auteur soit à l’origine de l’acte, lui confère une filiation directe, et cela même si la traduction passe par des intermédiaires, tels le fondeur, l’apprenti ou le pratiquant d’art, le robot tout autant, l’imprimante 3D, l’outil affuté. Le langage choisi, et j’aime à dire peu importe lequel dans l’immense variété des possibles, prend corps, devient tangible pour autrui, et il importe au contraire fondamentalement de savoir à qui il s’adresse. S’il véhicule une dimension sacrée il s’adresse aux morts autant qu’à l’absolu, et il y a le vivant, ce vaste et multiple public. En premier lieu l’oeuvre s’adresse à ses contemporains, ensuite dépasse et enfreint la loi du temps, a l’ambition de communiquer avec demain. Ce pourquoi l’art contemporain comme nom de style est à mes yeux un non sens verbal, car le terme définit et restreint l’art tant au niveau du langage qu’à celui de sa temporalité, surtout qu’on ne sait pas quand il s’arrête. Car à part l’art sculpté éphémère qui est voué la dégradation, les oeuvres contemporaines sont essentiellement vouées à la conservation, qu’elles le méritent ou pas n’est pas non plus le sujet. L’art est en quelque sorte un témoignage humaniste qui a pour vocation d’enfreindre les lois du temps, en cela le choix des matériaux est un acte politique tout autant que culturel. Le matériau de l’oeuvre est ce qui doit porter l’idée au delà de la vie car il a vocation à consigner à l’humaniste de demain quelque message qui lui parvient de la nuit des temps. J’aime me poser cette question, à savoir ce que les générations futures penseront de nous en recevant de notre temps notre art aussi bien que nos poubelles, comment sera fait le strate de terre qui contient notre production. Ainsi l’on peut mieux comprendre la difficulté manifeste des conservateurs et restaurateurs des collections au regard de la cure de certaines œuvres dont ils ont la charge. La science permet aujourd’hui d’intervenir sur des artefacts très anciens, de sceller le processus de dégradation des bois, de rectifier la perméabilité des marbres devenus poreux, de reconstruire, de conserver, et ainsi de consigner au futur les trésors qui nous sont parvenus, et j’utilise le terme trésors volontairement en rapport à l’origine du mot musée, aux générations futures. En abordant le sujet d’un point de vue écologique, il me plait la formule “le meilleur détritus est celui qui n’est pas produit” qui fait référence à la surconsommation comme résultat direct de la surproduction et de tous les effets néfastes de la globalisation, et qui relie fondamentalement l’action créative à la politique. Pourtant, il me semble absurde de s’interroger sur l’emprunte carbone d’une oeuvre d’art alors qu’au moment ou j’écris ces mots des millions d’images produites par IA sont générées sur des machines qui consomment une énergie dont la production et le pouvoir qui en découle sont à l’origine de la prochaine guerre mondiale. Le choix du matériaux de la sculpture, et cela dès la naissance de l’idée lors de la recherche de forme du prototype, devrait au possible être pensé en tenant compte des impératifs de notre contemporanéité: car niveau poubelle ça déborde et niveau conservation ça se complique aussi. C’est un sujet étroitement lié à celui de la censure. Si les barbares de quelque provenance ont détruit des visages sur les temples, s’ils ont sculpté les leurs à la place, la barbarie peut aussi s’appliquer par décret en simplement interdisant la pratique d’une langue, voir même sans interdit officiel en convaincre un groupe de son inutilité. Ton bras gauche ne sait pas écrire, coupe le. La propagande culturelle, la censure, l’autocensure, sur la diversité culturelle et sur la pensée sont des armes aussi puissantes que des marteaux sur les visages des dieux des autres. Un jour un collègue m’a dit que les maîtres du passé sont allés au cimetière avec leurs secrets, comme s’il avait pris la mesure de la fin de quelque chose qui se serait éteint doucement, discrètement, faute d’avoir été transmis. Un sentiment bien réel, peut-être une prémonition à laquelle porter attention. Je me rappelle lui avoir répondu qu’au contraire les secrets des maîtres sont conservés dans leurs sculptures, dans leurs écrits aussi et ceux des critiques de leurs temps, et que certains maîtres continuent d’enseigner, mais surtout tant qu’il y aura du désir de les comprendre alors les jeunes gens s’y intéresseront. Le langage des arts visuels n’a pas seulement évolué, il s’est multiplié, et en cela s’est enrichi, et il est fort heureusement encore enseigné, mais comme l’appréhende mon collègue pour combien de temps. Le temps de son utilité pour le marché? Existe-t-il une étude de marché concernant les savoirs Le langage du contemporain et ses problèmes regardent la tendance, mais le matériau est également le véhicule d’un message qui interroge sur l’impact de la création de l’homme sur la Nature au fil du temps, en cela il a son langage propre. Les matériaux contemporains n’ont pas fini d’être étudiés en ce qui concerne leur résistance au temps et aux éléments qui le rythment, et on commence à peine à prendre conscience des problèmes qui leurs sont liés, aussi bien en ce qui concerne la conservation que l’entretient. Sur le même principe de précaution, il me semble opportun de tenir compte de la préciosité des matériaux naturels, comme le marbre. Par exemple, j’ai commencé un travail dans un petit morceau de marbre de Carrara quand j’ai été interrompue par un doute, le petit bloc attend encore aujourd’hui une décision de ma part. Si le matériau avait été de la terre, je l’aurai fini pour le recommencer à l’infini par ajout d’un peu d’eau. Car la terre est un matériau recyclable alors que le marbre est ou n’est plus. La décision de toucher un tel matériau requiert une décision humble, réfléchie et ambitieuse à la foi, qui ne ne doit pas laisser place au doute. Faire ou ne pas faire? J’aborderai pour conclure ces réflexions sur la matérialité de l’oeuvre, le cas particulier de la sculpture en rapport avec le tempérament de l’Homo Faber, artisan de son destin, artisan au sens ARS. Ceci interroge notre essence propre, ce qui anime depuis toujours notre désir de découverte de la matière et de ce qui peut s’y trouver. Un désir à l’origine de notre capacité à créer des outils et des stratagèmes pour mieux vivre, peut-être mieux accéder à une idée du bonheur quand le fruit de se désir n’est pas voué à conquérir soumettre tuer. Chercher une oeuvre nouvelle dans la matière c’est espérer découvrir, non pas un artefact qui nous provient du passé et qui témoigne de toute une culture par le fragment, mais l’émerveillement d’en voir naitre un nouveau et d’y puiser l’espérance. J’ai eu cette sensation étrange en creusant la terre de cuisson pour libérer un bronze, une oeuvre nouvelle intitulée Speranza. Quelle est la matérialité d’un concept? Celle que l’homme lui donne pour le rendre tangible, lisible, le matériau contient le geste vers autrui, et n’a pas d’autre finalité que d’être destiné à autrui. Ainsi le langage, le narratif, et parfois le merveilleux lui sont adressés, offerts, à travers la matérialisation du sensible. Le rapport de l’homme à la matière est instinctif et naturel, il fait partie de notre parcours cognitif individuel, il faut simplement y dédier de l’espace et du temps. À chaque fois qu’un enfant modèle un château sur la plage, se manifeste l’espoir de l’architecte d’une société bien faite qui réunit les hommes, dans lequel le coquillage ou le caillou choisi pour ses formes les plus variées incarne la sculpture posée sur le donjon de sable, sentinelle du beau.
La matière de l’art est un vecteur poétique dans l’espace et le temps. Le rapport entre l’introspection et la découverte du monde concerne la pertinence de la recherche artistique qui m’anime. Par cette écoute du monde à travers l’étude des matériaux c’est ma propre matérialité que je cherche à comprendre, c’est dans l’histoire de l’art que je trouve des clefs de lecture de cette matière en commun que j’explore en rapport avec celle du cosmos. CM

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